Un autre regard sur le Japon

Zoom interculturel

Le concours Sake Viva et la culture de l’alcool

Photo : signe interdisant de consommer de l’alcool proche d’un parc pour enfant d’un quartier huppé de Tokyo.

A l’été 2022, alors que le Japon s’extirpait doucement des mesures de prévention de la COVID 19 pour les bars et les restaurants, l’organisation d’un concours porté par l’Agence nationale des impôts a pu en estomaquer plus d’un. Celui-ci visait les jeunes et les amenait à partager des idées pour encourager leur génération à boire plus d’alcool ! 

 

Ce concours a beaucoup choqué à l’étranger comme au Japon, et aujourd’hui force est de constater qu’il a disparu de la toile*.

 

Ce n’est pas la première fois qu’une « fausse bonne idée » émerge de la part du gouvernement. Cela montre le décalage générationnel entre le monde politique et le monde social. 

 

Est-ce vraiment surprenant qu’un tel concours puisse exister au Japon ? 

 

Celle-ci amène à réfléchir sur divers points de la société japonaise.

 

Photo : l’affiche du concours Sake Viva

Le lancement du concours Sake Viva

Sake Viva est un concours de présentation de business model pour le développement et la promotion de boissons alcoolisées japonaises (source : サケビバ 日本産酒類の発展・振興を考えるビジネスコンテスト ). 

 

La date de candidature allait du 1 juillet au 9 septembre et s’adressait au jeunes entre 20 et 39 ans** . Le mot sake (酒) désigne en japonais l’alcool de façon générale.

 

Le constat de la part de l’État japonais était une baisse de revenus depuis plusieurs années qui s’est amplifiée durant la crise du COVID 19. La consommation d’alcool qui était de 100 litres par an en 1995 a chuté à 75 litres par an en 2020, et consécutivement les taxes sur l’alcool qui étaient tombées à 3% en 2011 ont désormais chuté à 1,7% en 2020.

 

Le gouvernement se dit alors en recherche d’idées pour relancer la consommation auprès des jeunes et il s’adresse alors à eux directement à travers un concours où ils vont présenter leur business model. Généralement dans ce type de concours (ビジネスコンテスト) les projets sont évalués sur la base de l’originalité et de leur capacité de mise en oeuvre. Si le projet est retenu, les organisateurs s’engagent à former et donner des conseils aux candidats pour le lancement d’une entreprise. 

 

Outre le problème éthique du sujet, on peut se demander quel est l’attrait des jeunes pour y participer. Dans les conditions du concours il n’y a pas de prix financier à la clé pour encourager les candidatures, ni d’explication sur comment les projets vont être sélectionnés. 

 

La forme du concours et son contenu dévoilent une non maîtrise des codes du langage jeune. Dans les domaines d’intervention possibles, le concours évoque l’intelligence artificielle et le métavers (un monde virtuel qui serait assimilé au futur d’internet), des domaines bien particuliers que l’on considère comme appartenant aux nouvelles générations. 

Vu de l’extérieur, cela ressemble à une bouteille à la mer envoyée aux jeunes.  

 

Si la manière de faire a de quoi nous laisser pantois, en France aussi, il faut rappeler que nous ne sommes pas complètement sobres non plus. En 2004, il y a eu de la part du parlement une volonté de promouvoir le vin en mettant un terme à la loi Evin qui interdisait sa publicité. A cette époque, la raison évoquée était la chute de la consommation dans les restaurants de 15 % à 20 % sur l’année 2003 ou la difficulté du vignoble bordelais 1

 

On mettait en avant notre culture, notre terroir et on pensait à un programme envers les jeunes pour « éduquer leur goût ».

 

Qui agit dans l’ombre de l’Agence nationale des impôts ?

Revenons au concours Sake Viva et arrêtons-nous sur le donneur d’ordre qui est l’Agence nationale des impôts. Elle est rattachée au ministère des Finances. Elle régule entre autres les boissons alcoolisées. Au Japon toute boisson avec plus d’1% d’alcool est assujettie à une taxe sur la liqueur (酒税) qui est réglée par le consommateur.

 

L’idée du concours renvoie à une vision utilitariste et offensive du marché économique japonais. Mais cette idée de concours ne vient pas du gouvernement japonais lui-même mais bien d’une compagnie marketing auquel l’Agence nationale des impôts a fait appel pour lui sauver la mise. D’ailleurs sur le site du concours on voit que les applications passent par cette entreprise marketing dont le nom est dévoilé en tant que gestionnaire et dans le domaine du lien des applications. L’Agence nationale des impôts est en fait le sponsor du concours.

 

Comme pour le gouvernement français, les institutions politiques font appel au secteur privé pour les abreuver d’idées dans le domaine du marketing et du conseil. Au Japon c’est une chose courante même à l’échelle d’une petite ville comme Toba. 

Image ; いらすとや

Les jeunes boivent moins, n’est-ce pas une bonne chose ?

Au cœur de ce concours, il y a bien sûr un problème éthique. Encourager les jeunes à boire n’est pas vraiment une bonne idée quand on sait que les comportements à risques concernant l’alcool sont plus préoccupants chez les jeunes et que cela revient à encourager une addiction.

 

Quel est le rôle du gouvernement ? N’est-ce pas de protéger les gens d’eux-mêmes par exemple en nous demandant de mettre une ceinture quand nous prenons le volant ?

 

Dans le cas contraire, nous sommes dans une vision purement utilitariste.

 

Un très bon cours de philosophie politique de l’université d’Harvard qui s’intitule «  Justice: What is the right thing to do » raconte un exemple de cette vision utilitariste du monde dans le deuxième épisode 2. Le cours présente le cas de l’entreprise Philip Morris qui en 2001 a réalisé une analyse coûts-bénéfices pour le gouvernement tchèque dans laquelle elle l’encourage à laisser les citoyens tchèques fumer si le gouvernement veut augmenter ses revenus et avoir moins de dépenses médicales 3. Pour la petite histoire, cette analyse sera démentie par la suite par l’économiste Hana Ross 4 .

 

Revenons à notre concours. Les voix se sont rapidement élevées à son encontre.

 

Il arrivait au moment où le pays venait tout juste de se remettre d’une pandémie de COVID. Des ONG japonaises comme ASK ont interpellé directement l’Agence en rappelant les risques d’une telle initiative et en demandant la suspension du concours 5 .

 

ASK a ainsi pu souligner que cette décision de concours était quelque peu en contradiction avec les lignes directrices émises par le ministère de la santé et que pendant la période de la COVID la moitié des personnes transportées en urgence suite à une absorption d’alcool étaient âgées de moins de 30 ans (source Service des Sapeurs pompiers de Tokyo).

Enfin, elle a rappelé que selon le rapport de l’OMS de la même année, la baisse de consommation des jeunes s’observe dans de nombreux pays disposant de revenus élevés et qu’il serait bon de profiter de cette tendance comme d’une opportunité pour les politiques et les programmes de santé publique.

 

La voix de la raison semble avoir vaincu la vision utilitariste du départ. 

 

Cependant il me reste quelques spécificités du contexte japonais à énumérer.

 

Au Japon un accès simplifié aux boissons alcoolisées 

En effet, le contexte dans lequel évoluent les comportements vis-à-vis de l’alcool est aussi à prendre en compte. 

 

L’accessibilité de l’alcool est un bon exemple. Au Japon, les bières ou d’autres types de boissons alcoolisées sont facilement disponibles dans les distributeurs automatiques ou dans les commerces de proximité, les konbini qui sont ouverts 24h sur 24. 

 

D’ailleurs, on s’étonne encore aujourd’hui de la présence en libre service de distributeurs automatiques vendant des boissons alcoolisées sans contrôle*** .

 

En fait, l’Agence nationale des impôts a cherché à réguler la vente des boissons alcoolisées dans les distributeurs pour protéger les jeunes dans une recommandation du 28 juillet 1995.

 

« Une recommandation relative à ce type de distributeurs automatiques publiée par la National Tax Office datant du 28 juillet 1995 a invité les détaillants de boissons alcoolisées à supprimer, dans un délai de 5 ans, tous les distributeurs automatiques ne leur permettant pas de vérifier l’âge de l’acheteur et à les remplacer progressivement par un appareil de nouvelle génération équipé d’un lecteur de pièce d’identité (type permis de conduire) 6 .

 

Mais le coût de remplacement par ce distributeur nouvelle génération et la compétition des konbini, les commerces de proximité, sont autant de facteurs qui font que les vieux distributeurs sont encore présents. 

Photo : pour une bière ayant les mêmes caractéristiques et de la même marque vous pouvez trouver jusqu’à 4 tailles différents dans la plupart des supermarchés.

Une publicité féroce

Prenons l’exemple de la bière, celle-ci reste un pilier de l’économie japonaise. Si les bières artisanales commencent à avoir une notoriété plus importante, la plupart de la production de bière se concentre sur quelques compagnies (Asahi, Kirin, Suntory and Sapporo pour ne pas les citer) proposant une bière standard, souvent blonde, qui se boit toujours très fraîche. 

 

Il va par contre y avoir tout un déploiement marketing autour du design d’une simple canette. 

 

Je pense à sa taille (135 ml, 250, 350 ou 500 ml), et au type de bière. S’agit-il d’une bière aromatisée, une bière estivale (par exemple une édition spéciale pendant la période de floraison des cerisiers), une bière avec une teneur en malt plus faible Happōshu(発泡酒), nouveau genre (新ジャンル) qui ne contient pas de malt, ou encore une bière sans alcool.

 

Les publicités de bières à la télé sont omniprésentes tout comme dans les lieux publics, et la compétition est féroce. 

 

Souvent dans ces publicités il y a le personnage clé du salaryman japonais qui après une dure journée de travail, ne résiste pas à cette toute première gorgée de bière qui va évacuer tout le stress de la journée.

En France la loi Evin interdit la publicité de boissons alcoolisées à la TV mais au Japon hormis entre 5h et 18h la publicité est autorisée tout comme dans les journaux, les magazines, les affiches, la radio, Internet, et les brochures destinées aux consommateurs. Vous trouverez par exemple beaucoup de publicités de bière dans les trains et les métros ce qui n’est pas anodin quand on connaît le nombre de Japonais prenant le train tous les jours.

 

Le fait que l’Agence nationale des impôts cherche à comprendre « la cible jeune » n’est qu’une étape marketing dans la stratégie économique de l’Etat japonais (et ce n’en déplaise au Ministère de la Santé et ses recommandations).

 

D’ailleurs en France aussi, si on prend le vin pour exemple, on observe que le marché cherche à répondre à une demande plus jeune pour qui l’image du vin est « vieux jeu ». C’est l’un des constat de cet article du journal Le Monde de 2019  qui mentionne des vins moins alcoolisés ou des produits tel que le « rosé pamplemousse » 7  .

Photo : une publicité de bière dans le train de la ligne Yamanote de Tokyo.

Sans surprise la prise d’alcool est culturelle 

Dans l’imaginaire collectif au Japon, boire de l’alcool après une journée de travail est quelque chose de normal et c’est le fruit de toute une culture de l’alcool.

 

Je ne compte pas le nombre de fois ou l’on m’a déjà demandé si j’aimais l’alcool, quel type d’alcool j’aimais, si j’aimais la bière japonaise, ou encore combien de bière je prenais par jour chez moi après le travail. De même, la prise d’alcool en solitaire n’est pas mal vue au Japon. Vous pouvez voir des personnes boire seules dans un bar ou un isakaya (bar à tapas japonais). 

 

Mais cette culture de l’alcool se heurte à la loi et au seuil de tolérance qui est admis et régit les comportements. Celle-ci varie d’un pays à un autre. Par exemple, au Japon, il y a zéro tolérance entre la prise d’alcool et la conduite avec une peine de prison dès que vous êtes arrêté avec un taux d’alcool même infime 8 .

 

Pour des Japonais c’est impensable qu’en France on puisse conduire avec un taux d’alcool dans le sang inférieur à 0,5 g/l. Pourquoi continuons d’autoriser la prise d’alcool et la conduite avec cette zone grise des deux verres de consommation ? Cela doit être un mystère pour les Japonais.

 

De façon plus concrète, à Toba qui est dans une zone rurale où la plupart des habitants possèdent une voiture, il y a toujours une personne qui ne boit pas dans les soirées pour raccompagner tout le monde. Ou bien il est très courant qu’une personne de la famille vienne ramener sa compagne, son compagnon, ou ses proches qui ont bu.

 

Mais le cadre légal n’en est pas à un paradoxe près quand on sait qu’au Japon la consommation d’alcool sur la voie publique est très largement admise. Boire de l’alcool dans les transports publics est aussi toléré**** .

 

Comme l’explique très bien le rapport de la CCI France-Japon,  au Japon « traditionnellement, il y a eu une attitude indulgente envers ceux qui boivent trop ». Cette indulgence est à mettre en lien avec la culture du groupe ou la prise d’alcool est encouragée et est vue positivement. 

 

L’alcool désinhibe et il permet de renforcer l’esprit d’équipe, de dire ce que l’on a sur le cœur. C’est le système qui est en place du fait des nomikai, (飲み会) qui désigne les soirées alcoolisées entre collègues. Le terme nominikesshion (飲みニケーション) une contraction du verbe nomu boire et de l’anglais communication ( nominication en anglais) est utilisé pour parler de cette culture de l’alcool qui est censée apporter un espace de discussion plus informel entre collègues et renforcer les liens. 

 

Mais les jeunes font le choix de se désintéresser des nomikai, ils préfèrent passer plus de temps en famille, faire moins d’heures supplémentaires.

 

Le concours Sake Viva visait donc à protéger une certaine vision du monde du travail japonais et souligne l’écart de génération entre les personnes à la tête des organisations et les jeunes.

 

La structuration de la population japonaise n’est pas anodine avec 29,1% de ses habitants âgés de plus de 65 ans, ce qui en fait le pays avec le plus grand nombre de personnes âgées 9 .

 

Dans une société qui valorise les liens hiérarchiques ce sont ces personnes qui encore aujourd’hui fixent les règles d’une société qu’ils pensent encore à leur image.

Sources :

 

(*) le nom de domaine « http://www.sakebiba.jp » n’est plus disponible. ()

 

A noter que le nom du domaine était écrit sake biba et non sake viva car il n’y a pas le son v en japonais ; probablement par simplification ou alors était-ce pour respecter la prononciation espagnole.

(**) L’âge légal pour boire de l’alcool et fumer au Japon est 20 ans. ()

(***)En France, la vente d’alcool dans les distributeurs automatiques est interdite (article L. 3322-8 du Code de la santé publique). ()

(****)En comparaison, en France la consommation d’alcool peut être interdite dans certains lieux par un arrêté préfectoral ou municipal qui doit être limité dans le temps et l’espace. L’ivresse sur la voie publique est quant à elle illégale. Source : site internet de  service-public.fr, Ivresse – Alcoolisme  ()

 

(1) « Le lobby du vin enterre la loi Evin dans la cave de Raffarin », Journal Libération, 7 mai 2004 ()

(3)Page wikipedia  en anglais qui explique ce rapport intitulé Public Finance Balance of Smoking in the Czech Republic ()

(4) Critique of the Philip Morris study of the cost of smoking in the Czech Republic, Hana Ross, Nicotine & Tobacco Research Vol. 6, No. 1 (February 2004), Oxford University Press, pp. 181-189 ()

(6) Rapport du cabinet d’avocats TMI Associates publie sur le site CCI France-Japon, Regards croisés sur la consommation d’alcools en France et au Japon : entre dogme et pragmatisme, 17 août 2020 ()

(7) « Le lobby du vin à la conquête des jeunes », Le Monde, 16 avril 2019 ()

(8) bid. Rapport du cabinet d’avocats TMI Associates ()

(9) « Over 75s make up over 15% of Japan’s population for first time », The Japan Times , 22 septembre 2022 ()

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