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Est-ce vrai que les Japonais ne parlent pas anglais ?

      Image : Creative Commons Japanglish by j0hncooke licence CC BY-SA 2.0

         

       C’est souvent une des questions que l’on me pose. Comment le Japon, avec un niveau d’éducation aussi élevé, peut-il ne pas bien parler anglais ?

En 2019, le Japon avec un Indice de Développement Humain de 0,919 est en 19eme position dans le monde, la France est 26eme avec 0,901. 1

Sans chercher à blâmer qui que ce soit ou à chercher des excuses, j’essaie de rassembler plusieurs pistes d’ idées.

 

Comparons ce qui est comparable

L’anglais vient du latin, nous partageons bien une racine commune, ce qui n’est pas du tout le cas des Japonais. En japonais, on utilise deux alphabets phonétiques ainsi que les kanjis, des idéogrammes venus de Chine. 

 

Petite parenthèse, la Chine a ramené énormément de choses au Japon comme un système d’écriture, mais aussi le bouddhisme, et une partie non négligeable de son système administratif et juridique actuel…

 

Autre évidence, le critère géographique, qui pèse dans la balance. L’Angleterre est proche de la France, en conséquence nous partageons des liens historiques de longue durée et probablement plein d’ancêtres communs. A contrario, le Japon est distant de l’Angleterre et des Etats Unis. Comptez pas moins de 13h en avion pour l’un ou l’autre pays.

 

D’ailleurs, pendant toute la période d’Edo (1603 and 1867) c’est via le chinois classique que les Japonais apprennent petit à petit la culture européenne. Puis sous l’ère Meiji, le Japon va avoir un rôle pivot avec l’ essor du multilinguisme. On se rend compte que le néerlandais seul ne suffit pas, il faut apprendre l’anglais, le français, l’allemand et le russe. Finalement au début du XXème siècle la langue japonaise écrite va supplanter le chinois classique : il faut désormais lire japonais pour lire des livres sur l’occident 2.

 

Historiquement, le Japon a été en contact avec des pays anglophones vers 1600, enfin, avec « un Anglais », William Adams. Puis il a fermé ses frontières pendant plus de deux siècles de 1650 et 1842. Cela laisse donc seulement le milieu du XIXème siècle pour construire des relations avec des pays anglophones. En France, en 1066, le duc de Normandie Guillaume de Normandie s’ empare de l’ Angleterre…

 

Vous allez me dire qu’il y a eu l’occupation américaine au Japon après la seconde guerre mondiale ! Et bien c’est un très bon argument pour expliquer que cela n’a pas dû aider les japonais à aimer cette langue. L’occupation américaine et donc par extension les Américains et leur langue c’est aussi l’humiliation de la défaite, un complexe d’infériorité. C’est ce que l’on ressent par exemple dans les nouvelles d’Akiyuki NOSAKA, l’auteur du tombeau des lucioles, avec sa nouvelle : « les algues américaines 3».

 

L’anglais est présent mais à la sauce japonaise

L’anglais est pourtant très présent au Japon dans la langue de tous les jours. Cependant les mots anglais ont été modifiés pour convenir à la prononciation japonaise.

 

Je vous propose un petit jeu. Je vous dis le nom en japonais et vous devinez en anglais, ok ?

 

1.サラダ se lit « Sarada » 

2.バター se lit « batā »

3.ボールペン se lit « bōrupen »

 

=> A quoi cela peut correspondre ? Réponse en bas de page.

 

C’est du vécu quotidien, parfois je fronce les sourcils en lisant un mot d’origine anglaise parce que je ne comprends vraiment pas de quoi il s’agit. Dernier exemple en date バースト se lit Bassuto, comprendre burst.

 

Comme en France avec notre footing qui fait enrager les anglais (car footing ne veut rien dire en anglais), le Japon aussi utilise des mots tirés de l’anglais qu’ils mettent à la sauce japonaise et qu’eux seuls utilisent. Il y a même un terme pour le définir, il s’agit du wasei-eigo (和製英語). Cela fonctionne aussi pour les abréviations. Par exemple « NG  » signifie not good. Je l’ai vu dernièrement à côté d’un panneau pour dire de ne pas prendre de photo.

 

L’anglais est surtout écrit et non oral

Est-ce que le fait de ne pas arriver à s’exprimer en anglais signifie pour autant que le niveau d’anglais est faible ?

 

La réalité est plus complexe que cela.

 

La manière d’interagir dans la sphère publique est aussi propre à chaque culture. Difficile de mettre au même niveau celle où l’enfant est encouragé à s’exprimer, à se faire sa propre opinion et à la revendiquer,  avec la culture japonaise où on demande à l’enfant avant tout de se conformer au groupe et de ne pas chercher à se démarquer. En partant de ce point de vue, c’est sûr que les Japonais vont toujours passer pour des timides aux yeux des occidentaux. Il faut aussi s’imaginer le désarroi des professeurs étrangers au Japon quand ils posent une question ouverte à leurs élèves et que la réponse est un blanc sidéral. Leurs élèves japonais se disent sûrement qu’ils « n’ont rien d’intéressant à dire » alors dans ce cas pourquoi parler pour ne rien dire et faire perdre du temps aux autres.

 

Ensuite, le système éducatif japonais met plus l’accent sur l’anglais écrit et les évaluations portent en grande partie sur la maîtrise de la grammaire et la connaissance de vocabulaire à travers des tests. Le test TOEIC, un des tests pour évaluer  son niveau d’anglais, que vous connaissez peut-être, est très populaire au Japon car il ne comporte pas de partie expression orale. D’ailleurs c’est bien ce test qui est demandé très largement par les entreprises japonaises. 

 

Si je pousse le raisonnement plus loin, vous avez donc au Japon des professeurs d’anglais japonais qui n’ont peut-être jamais quitté le Japon et dont on n’attend pas d’eux qu’ils parlent anglais couramment ou donnent des cours de conversation à leur élèves. C’est la triste réalité.

 

En bref, le jour où les débats d’idées en langue anglaise seront notés par les professeurs, peut-être que la donne changera.

 

Une autosuffisance nationalement tolérée

Le fait de parler des langues étrangères est bien vu au Japon, « c’est stylé » comme dirait certains. Chez les jeunes, c’est aussi une marque de distinction sociale. La personne a peut-être grandi dans un environnement international, ses parents ont peut-être financé une année sabbatique à l’étranger, ou dans le meilleur des cas,  sa famille a pu l’envoyer dans un pays anglophone pendant quelques semaines dans une famille d’accueil le temps qu’elle ou il « apprenne » la langue.

 

Mais voilà le constat est le suivant : si vous ne parlez pas de langue étrangère, pas d’inquiétude, vous n’êtes pas désavantagé par rapport aux autres, notamment sur le marché du travail.  Même si ce serait un avantage pour votre employeur, ce n’est pas un critère décisif, car au Japon tout peut se faire en japonais. Le marché japonais est très orienté pour répondre à la demande domestique. Vu de l’intérieur, le Japon se suffit à lui-même. Voire pire, en tant que Japonaise ou Japonais, si vous partez du Japon, vous progresserez moins vite dans votre carrière que vos collègues qui seront restés dans la même entreprise. 

 

Alors qu’entre les années 80 et 2000, le Japon avait pourtant vu le nombre de jeunes japonais étudier à l’étranger augmenter, la tendance actuelle est à la baisse. Un sondage mené par le Ministère Japonais en 2019 montrait que seulement ⅓ des Japonais souhaitait étudier à l’étranger, alors qu’il s’agissait de ⅔ pour leurs homologues Coréens. Et oui, on a l’impression qu’il se joue une toute autre histoire du côté de la Corée qui est beaucoup plus tournée vers l’international et où l’expérience dans d’autres pays est mieux valorisée dans le parcours personnel 5.

 

Au Japon, les étrangers ne courent pas les rues

Sur une population de 125,8 millions au Japon on compte 2,82 millions de résidents  étrangers en juin 2021 (à noter qu’en 2019 le nombre était de 2,93 avant la COVID), cela nous donne 2.2% de chance de croiser un étranger 6. En France, la population étrangère vivant en France s’élève à 5,1 millions de personnes, soit 7,6 % de la population totale 7 . Cela fait trois fois plus de contact avec des étrangers. Le Royaume-Uni qui est une île, comme le Japon, compte 9% de personnes de nationalité étrangère parmi sa population totale 8.

 

Mais ce n’est pas tout. Au Japon, les étrangers dont l’anglais est la langue maternelle sont proportionnellement quasi inexistant du côté statistique. Si on cumule par exemple les nationalités étrangères présentes au Japon mais en provenance de pays d’Asie (Dans l’ordre décroissant : Chine, Vietnam, Corée, Philippine, Népal, Indonésie, Taiwan9 , Thailande), on s’aperçoit que 2,15 millions des 2,82 million d’ étrangers présents au Japon viennent de ces pays, soit 76% des étrangers.

 

Prenons les américains par exemple, on a 53,907 personnes qui représentent 1.83% des 2,2% dont je viens de parler. Vous me suivez ? Cela donne une probabilité de 0.004% de croiser un Américain au Japon.

 

Alors oui, vous avez raison ce n’est pas la même chose si vous vous baladez dans les rues de Tokyo que dans les rues de Toba mais tout de même.

 

Pour toutes les raisons évoquées, le niveau général en langue étrangères et de facto en anglais est sans doute plus bas.

Avec moins de sollicitations en langues étrangères au quotidien, augmenter le niveau général en langue est un vrai défi surtout que le niveau de départ est bien plus bas.

 

Comme il y a peu d’anglophones dans le pays, les correcteurs sont d’autant plus rares. Vous verrez souvent en anglais des pépites de contre-sens, mauvaises orthographes ou phrases prises hors de leur contexte qui offre un décalage savoureux.

 

L’utilisation des traducteurs automatiques est un bel exemple de faible niveau d’exigence en langue de façon générale. Les entreprises japonaises qui ont réussi à vendre les boîtiers permettant une traduction instantanée en plusieurs langues ont bien su exploiter cette lacune pour en faire l’arnaque du siècle. Personne n’est là pour vérifier que la traduction est de qualité et les entreprises l’ ont bien compris. C’est bien triste de jouer sur la naïveté de certains japonais en proposant une solution marketing clé en main : « vous ne parlez pas de langues étrangères ? Pas d’ inquiétude, on vous fournit une machine qui va faire le travail pour vous ».

 

Le Japon est pourtant conscient de ces lacunes. Il a par le passé fait preuve d’inventivité pour y faire face. Je pense notamment aux pictogrammes inventés au Japon pour les jeux olympiques de 1964 pour proposer un moyen non verbal qui pourrait être compris par les nombreux étrangers se déplaçant aux jeux. Aujourd’hui ces pictogrammes font tellement partie de notre quotidien que l’on pourrait difficilement s’en passer.

 

Les Japonais ont toujours su innover et se réinventer mais la plus grande faille dans toutes celles que j’ai évoquées serait sans doute cette autosuffisance nationale. Ce constat partagé qu’au Japon on n’a pas besoin de maîtriser l’anglais dans la vie quotidienne. Le Japon se repose sur ses lauriers depuis la fin de la bulle économique, mais pour son avenir il a besoin de regarder au-delà de ses frontières, ce qu’il est loin de faire actuellement.

 

Sources :

 

1 PNUD Rapport sur le développement humain 2020TABLEAU D’ANNEXE A7.1 p.277 

2 Pierre-François Souyri, Moderne sans être occidental, 2016

3 Akiyuki NOSAKA, les algues américaines (Amerika Hijiki), 1967

4 1. salad (salade), 2. butter (beurre), 3. ballpen (stylo à bille)

5 Young Japanese want to study or work abroad, The Economist, 6 février 2021.

6 Données de la  conférence de décembre 2021 de Yoshihiko DOI sur le concept de coexistence multiculturelle, conférence organisée par le CLAIR (Council of Local Authorities for International Relations) le centre japonais des collectivités locales.

7 INSEE, L’essentiel sur… les immigrés et les étrangers, 01/07/2021 https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212

8 Données de décembre 2019, House of commons Library, Migration Statistics, 27 avril 2021

9 Longue Histoire avec sa grande H,  le Japon reconnaît Taiwan comme Etat souverain mais pas la Chine.

 

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